Extrait utilisé du texte : "Enfance"

1906 Neuilly sur Seine….

Souvent au bois ,un cerf traversait une allée. Un peu partout les gens mangeaient, buvaient, prenaient le café. Un ivrogne passait et hurlait : « dépêchez vous !mangez sur l’herbe, un jour ou l’autre, l’herbe mangera sur vous ! »…..

Il y avait des gens qui faisaient la musique, qui chantaient , qui faisaient la fête, qui faisaient la gaîté , et ceux qui, à voix basse, s’engueulaient autour de guéridon, étaient tout de même sous le charme et leurs injures ,leurs pauvres menaces, on aurait dit qu’il les chantaient……

Et puis Printania, un grand café concert en plein air …et quand la nuit était belle le toit du théâtre s ‘en allait , les étoiles aussi pouvaient contempler le spectacle…des chanteurs. Il y en avait un qui était drôle comme tout .Et pourtant il était tout en noir triste, et avec une tête à pleurer tout le temps….

Il chantait : « J’ai la neurasthénie, c’est rigolo ,oh,oh » et tout le monde se tordait de rire même mon père .Pourtant il en avait lui, de la neurasthénie.
« c’est à la mode, disait il mais je m ‘en passerais bien : la tristesse qui s’installe dans votre tête et qui va et vient ,là, comme chez elle »….

On allait aussi dans un petit chemin de fer au jardin d’Acclimatation…
Les plantes étaient grandes comme des arbres….Dans les serres, c’était toujours le silence ,même quand il y avait du monde.

Devant les bêtes ,les gens parlaient très fort…surtout devant les singes .Mais devant les plantes, ils se taisaient, comme dans les églises, et c’est à voix basse qu’ils lisaient les noms écrits en latin, sur de petites pancartes. Tout était vert , même la chaleur, et les gens n’étaient pas habitués…

Ce fut ma mère qui m’apprit à lire, puisqu’il fallait bien y passer. Avec un alphabet, bien sûr, mais surtout avec l’Oiseau Bleu, avec la Belle et la Bête…avec les Musiciens de la Ville de Brême.

Comme toutes les plus belles filles du monde , ma mère avait aussi les plus beaux yeux et d’un bleu tellement bleu tellement souriant. Des fois elle rougissait ou plutôt devenait toute rose et elle était comme les reines qu’on peint sur les tableaux …Mais elle était bien plus vivante qu’une actrice, tout ce qu’elle faisait était vrai…C’était une étoile de la vie…

Mon père et ma mère ne riaient pas autant ensemble mais ça se voyait qu’ils s’aimaient beaucoup…
Mon père ,lui ,commentait les choses, en tirait la « moralité » et comme je l’amusais ,le fâchais, le décevais et l’intriguais tout à la fois ,il m’expliquait ,il me disait comment j’étais dans le fond .Ma mère ,jamais :elle me savait…

(Mon Père)Il travaillait à la « Providence »,une grande Compagnie d’assurance de Paris, rue de Gramont, près de l’Opéra-Comique .Mais les accidents, les incendies, ça ne l’intéressait que médiocrement.
« Je fais en attendant »…mais il ne donnait aucune précision sur ce qu’il attendait.

C’est le docteur Tollmer qui nous soigne…
« C’est tout simple , le santé ..mais il faut la garder. sortir les enfants par n ‘importe quel temps et la teinture d’iode s’ils sont enrhumés :10 gouttes dans du lait ….Et puis bien entendu, l’huile de foie de morue… »
Ca il aurait mieux fait de se taire , le bon docteur Tollmer, mais on ne lui en veut pas puisqu’il soigne très bien papa qui « jouit d’une très délirante santé » :l’entérite, les courbatures, la dépression nerveuse, la mélancolie.

« Freinez un peu le vélo ….et les apéritifs aussi ;un jour ou l’autre ,il faudra bien vous y décider. » …mon père hausse les épaules : « Il est bien gentil avec sa mélancolie, sa neurasthénie. J’ai tout simplement le mal du pays, le mal de la Provence ! »

Peu de temps après il (mon père)demande un congé à la Providence…et prend le train pour le Pont du Gard où habite un de ses amis…

Nous recevons des cartes postales du Pont du Gard…et quand il revient ,nous sommes très heureux de le revoir, d’autant plus qu’il nous dit très émus , combien nous lui avons manqué….
Et l’on partait ,nous aussi, en vacances .pas en Provence ,mais en Bretagne.
Les vacances, c’était pour mon frère ne plus aller à l’école , pour mon père échapper à la Providence, pour ma mère ,se reposer si elle le pouvait, pour moi c’était la mer…

La mer , je courais après elle ,elle courait après moi ,tous les deux on faisait ce qu’on voulait .C’était comme dans les contes de fées :elle changeait les gens .A peine arrivés ,ils n’avaient plus
la même couleur , ni la même façon de parler…on aurait dit des autres.
Elle changeait aussi les choses et elle les expliquait .Avec elle, je savais l’horizon, le flux , le reflux ,le crépuscule, l’aube, le vent qui se lève, le temps qui va trop vite et qui n ‘en finit plus… et un tas de choses qui me plaisaient et que, loin d’elle ,très vite, j’oubliais.

Les vacances finies ,on rentrait et une fois mon père nous montra , par la portière, le petit village d’Ancenis.

« Regarde bien Ancenis ,et si tu ne l’as pas vu ,tu n’as rien perdu .Dans son petit séminaire, j’ai fait mes études, c’est l’endroit où j’ai le plus souffert de ma vie .Ils étaient odieux et cruels avec
les enfants qui les aimaient pas .Maintenant , quand tu m’entendras crier mes cauchemars, tu sauras ce qu’il y a dedans .Ta mère d’ailleurs, le sait depuis longtemps …car elle aussi.. »
« Oh moi ce n’est pas pareil. .je n ‘oublie pas , bien sûr, mais ça ne me donne pas de mauvais rêves. »….
…..elle sort le chat Sigurd du panier, le prend dans ses bras .. ;comme un enfant
« si tu m’aimes ,Sigurd, remue l’oreille une fois. »
Et Sigurd remue l’oreille.
« Et Jacques.. ;si tu l’aimes, remues deux fois. »
Sigurd remue deux fois
« Et André ?Situ l’aimes ,remue l’oreille trois fois. »
et Sigurd ne remue pas l’oreille du tout.
Mon père hausse les épaules ,vexé ….
.. « n’est ce pas que tu l’aimes bien André et même que tu l’aimes beaucoup ? »
Et Sigurd remue les deux oreilles à toute vitesse comme un petit âne incommodé par les mouches .
J’ai mis longtemps à comprendre le truc et pourtant c’était d’une simplicité enfantine, un souffle, un rien .Ma mère ,imperceptiblement ,soufflait sur l’oreille du chat en temps utile.
« Ta mère, c’est une fée »disait papa
C’est pour cela que j’avais peur, quand elle me lisait des contes, qu’elle disparaisse dans l’histoire comme les fées .. ;
…l’automne s ‘attardait un peu pour prolonger ses adieux, et c’était l’hiver avec ses histoires déchirantes de ramoneurs perdus dans la neige comme les pauvres à Paris dans les rues.


Ma mère attendait le printemps ;elle était soucieuse ….parce qu’elle attendait aussi un bébé en même temps .C’est pas grand ,un bébé, mais je me demandais comment il allait tenir la dedans

…..Un jour,.. .ma mère se couche .Elle était pas bien , elle avait grossi un petit peu ,elle avait l’air fatiguée… ;tout autour du lit , les gens disaient :« Qu’est ce que tu préfères ….qu’est ce que vous préférez, une fille ou un garçon.. ;une fille ,ça
vous changerait ! »..« pourquoi choisir d’avance » disait maman « je préférerai celui ou celle que j’aurai »
Moi , j’étais inquiet ,les nouveaux-nés me faisaient plutôt peur .Ceux que j’avais vus n’avaient pas l’air heureux, on aurait dit des petits vieux…. ;ils commençaient des gestes, mais ne les finissaient pas, comme des jouets mécaniques dont on a perdu la clé….

Un beau jour ,on dit toujours un beau jour ,mais celui là n’était pas plus beau que les autres , au contraire ,ma mère parut tout à coup plus malade qu’on me l’avait dit et mon père beaucoup plus nerveux que d’habitude .Il se disputait avec grand-mère Sophie qui nous racontait des histoires de choux, de cigognes…..Une grosse bonne femme traversait tout le temps l’appartement avec des seaux remplis de coton taché de sang.
C’était comme à l’hôpital , le jour des amygdales.Et mon frère arriva……Pierre ,c’était le nom de mon petit frère, je trouvais que pour un nouveau-né ,il avait l’air plutôt jeune lui aussi…,et , que sans doute pour faire plaisir à ma mère, je déclarai que je l’aimerai beaucoup.
Plus tard , ce que j’avais dit devint vrai, mais je mis beaucoup de temps avant de m’en apercevoir.

Peu de temps après la naissance de mon frère, nous déménageons, ça m’amuse beaucoup mais mon père et ma mère, pas du tout .Nous avons beaucoup d’ennuis , paraît il , et naturellement, comme toujours, des ennuis d’argent.
Mais cette fois, il paraît que « ça dépasse les limites ».« Plein la malle jusqu’au cadenas »dit papa.
Il a perdu sa situation .Il ne tenait pas tellement à elle et elle , sans doute ,pas davantage à lui…
…Nous habitons maintenant rue Jacques Dulud ,un petit rez de chaussée assez sombre……nous ne vivons plus pareil. Au café de l’Hotel-de-Ville, mon père y va de moins en moins souvent et quand il y va, boit beaucoup plus modestement…
…A la maison, on mange froid presque tous les jours .A moi ça me plait , j’aime beaucoup la charcuterie, les sardines à l’huile, le roquefort….
Et ma mère allait faire les courses tout comme mon père allait au bar, à crédit….

…Mais ils avaient, beau dire chanter et rire, je savais qu’à la maison, il y avait quelque chose d’
abimé Heureusement que ma mère m’a déjà appris à lire .Aujourd’hui , avec le bébé , elle n’aurait pas le temps.
Alors je lis et même , quand ça fait peur ou que ce n’est pas gai, ça m’empêche de penser à ce qui est triste pour de vrai.. Et puis , j’aime lire. J’en ai pris très vite l’habitude…
…Je n’aime pas « Les lettre de mon moulin », je n’aime pas « le sous-préfet aux champs « qui faisait des vers en mâchonnant des violettes….…Je préfère les autres , tous les autres, tous les livres des autres ….…le soir, je lis très tard avec la veilleuse allumée…

Ainsi les nuits passaient très vite, sauf quand mon père , qui avait ses « cauchemars » me réveillait :
« Ne m’arrachez pas mes chaussettes, j’ai des engelures, ça m’écorche les pieds…Non ,je ne veux pas qu’on m’enferme dans un cabinet noir » Je me levais , le secouais un peu, il se réveillait,
m’embrassait, ou alors c’était lui qui sautait du lit et venait me raconter ses mauvais rêves pour s’en débarrasser…
Un beau jour….D’un coup de baguette magique, de magie noire disait papa, un sorcier à tête d’huissier était venu et tout avait disparu, sauf les lits, une table, la plus petite, quatre chaises, le berceau de Pierrot, ma ferme, mon cirque, mon cochon en carton et Sigurd.
Comme c’est grand maintenant chez nous, Sigurd a toute la place pour sauter, courir, on se croirait au concours hippique et sur la petite table , on mange, mon frère fait ses devoirs et mon père écrit mais, heureusement , pas tout cela en même temps.
Ce que mon père écrit et sans arrêt, c’est seulement des enveloppes …. C’est toujours « en attendant »…

Un soir, rentrant fort tard, il annonce à maman que c’est chose faite et qu’il a trouvé… enfin qu’on lui a fait une excellente proposition :
« Une porte ouverte , c’est un peu loin évidemment mais en plein soleil ! »…
A la gare de Lyon, un soir, nous prenons le train pour Toulon…..
Toulon…Je suis couché, il y a un docteur dans la chambre, ce n’est pas le docteur Tollmer, c’est un docteur avec une voix qui chante.
« Il va mieux , encore un peu de délire, je ne crois pas à une fièvre cérébrale, une insolation, un malaise passager. »
Mon père et ma mère parlent aussi et très loin, et dans ma tête une grosse pierre tourne, s’avance recule, s’en va et puis des chiffres arrivent, des chiffres qui se comptent tout seuls sans jamais s’arrêter.
Et puis tout ça s’en va . J’ai faim, j’ai soif et je me lève, je vais à la fenêtre…
C’est beau .Une grande place avec des platanes et puis des diligences comme en Amérique et leurs chevaux qui rêvent au soleil, un soleil très doux qui se promène doucement dans le vert des branches.
C’est la place Armand Vallée où nous habitons, au dessus du bistrot d’un hôtel, une chambre avec trois lits ,un papier peint tout déchiré et des petits cancrelats qui trottent sur une carpette usée .J’entre en convalescence, pas une grande, ça dure à peine deux jours.


Et l’hiver venait .Au bureau de l’hôtel, en buvant un verre qu’il faisait marquer, mon père demandait s’il n’y avait pas une lettre pour lui.« Pas de courrier » répondait l’hôtelier. « C’est gai », disait mon père…
Une fois , il reçut un télégramme , le regarda longtemps, but un verre, puis un autre, déchira le télégramme et le jeta au vent, sans le lire.« mon petit, les télégrammes , c’est toujours des mauvaises nouvelles. »
…. L’hiver avait beau s’annoncer radieusement, l’hôtelier devenait de moins en moins aimable et ma mère semblait quelquefois gagnée par la tristesse de mon père.
….Un soir ,mon père m’emmena sur le quai Cronstadt et , ce soir-là, le quai était désert et froid et mon père était si désemparé que le petit clapotis de la mer , on aurait dit qu’il fredonnait une chanson triste, un mauvais air.
« Mon petit, à force de tirer la corde , elle finit par casser , eu bout du fossé la culbute, et j’en passe .Je vous aimais trop ou pas assez. Moi parti, On s’occupera de vous et ça leur servira de leçon. »
« T’es fou ,papa ? »
« Ton père c’est comme un chien abandonné , adieu mon petit. Je vais me fiche à l’eau
.Surtout n’oublie pas de dire à ta mère que je l’ai beaucoup aimée. »…
« Allons papa, fais pas de bêtise. »
« Je n’ai pourtant rien bu ».. ;
« J’ai pas dit ça, allez, rentrons. »

Et j’emmène mon père par la main comme un père emmène son petit garçon.
A l’hôtel ,mon père s’arrête un instant au comptoir et je raconte à ma mère cette pauvre histoire…..
« N’aie pas peur, il m’a déjà à fait le coup à moi aussi….
Le lendemain, au un autre jour …,mon père reçoit une lettre recommandée.
« Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? »
« Ni bonne ni mauvaise, une bouée de sauvetage de rien du tout !…mais ça vaut tout de même mieux qu’une pierre au cou …Demain, nous rentrons à Paris »

Paris , 1907.Dès notre arrivée, nous allons dans un petit hôtel proche de la gare
« On ne pouvait aller plus loin » dit ma mère.« Ni descendre plus bas » dit papa en nous quittant.
L’hôtel est sale et gris, mais le poêle est tout rouge et les gens qui se chauffent autour sont tous gentils ma mère et aux petits soins pour elle , car avec Pierrot, elle ne peut rester dans la chambre qui n’est pas chauffée .Moi je vais me promener dans la gare et tout autour.
A Paris ,il y a beaucoup plus de bruit qu’ à Toulon et tout va si vite, tout est si froid, qu’en courant je rentre à l’hôtel où un peu plus tard , mon père arrive à son tour et nous dit …sans le moindre enthousiasme… qu’il a ….trouvé une situation
« Dans les assurances ? » « Non , 175 Boulevard Saint Michel où ton grand père est , si tu l’a oublié, Président de l’Office
Central des Pauvres de Paris. »
« Qu’est ce que tu feras comme travail ? »
« J’irai visiter les pauvres pour savoir s’ils méritent qu’on leur vienne en aide . »
Rue de Vaugirard , près de l’Odéon.
C’est tout en haut notre logement …l’eau et le reste c’est sur l’escalier ; là on rencontre tout le temps les voisins ,comme ça on sait qui c’est.…nos fenêtres donnent sur le ciel, l’une d’elles sur la cour de l’école…
Non ,c’est pas terrible l’école….C’est comme les copains m’ont raconté :on est assis toute la journée, on n’a pas le droit de bouger ,on guette les heures et on les écoute sonner.

Tout à fait comme les problèmes qu’on me posera un peu plus tard à la leçon d’arithmétique :« Un élève entre en classe à 8 h 30 , en sort à 11 h 30, revient à 1 heure et s’en va à 4 heures.
Combien de minutes s’est il ennuyé ? »
On peut soustraire les chansons des rues, la pluie et la grêle …et même , bien souvent la bonne humeur du maître ça fait tout de même un bon petit bout de temps ,les mains sur la table ou les bras croisés .Alors , j’attendais, j’attendais …4 heures

Le jeudi , j’accompagnais souvent papa qui « allait faire ses enquêtes »….on allait voir les pauvres…
On allait partout , on entrait partout comme à la fête, mais une grande fête triste, sans musique et qui n’en finissait jamais…mais c’était toujours les rues des quartiers les plus pauvres qui avaient les plus jolis noms ;la rue de la Chine ,la rue du Chat-qui-Pêche , la rue aux ours, la rue du Soleil ,,la rue du Bois Doré…C’était sûrement les pauvres qui les avaient trouvé s , ces noms, pour embellir les choses.

Des fois, je restais dehors et même un jour , dans la rue des Alouettes, un gros chien m’a mordu les fesses.Ca , avec le jour où un grand bélier à Ville d’Avray , m’a fichu dans un étang, ce n’était pas un souvenir heureux….Quand parfois j’accompagnais mon père, ce n’était pas très agréable non plus et , à côté, nos deux pièces à Paris me semblaient un palais.

Ce n’était pas comme au cinéma du Panthéon ,où nous allions toutes les semaines tous ensemble, puisqu’on emmenait Pierrot :qui l’aurait gardé !……

Derrière l’écran, il y avait un homme qui faisait tous les bruits avec un petit attirail qui n’avait l’air de rien :des grelots, des papiers de verre, un sifflet ,un revolver , des marteaux ;et c’était l’orage, le vent et la mer ou le chant des oiseaux ….Le dimanche , quand c’était un film de Far-West, un acteur, habillé en cow-boy, racontait le film en balançant son lasso. Une fois, pendant
« Le Massacre », un film terrible où les indiens tuaient tous les soldats réfugiés derrière leurs chariots, la musique ,le bruit, les coups de feu, ça faisait un tel vacarme que les spectateurs mécontents hurlaient qu’ils ne voyaient plus rien….

En face de l’école , il y avait un bouquiniste où on trouvait un tas de choses : »Rifle d’or », « Morgan le pirate », « Texas Jack » et surtout , « Sitting Bull » que j’aimais beaucoup parce qu’il était indien et que les Indiens, c’était eux qui étaient dans leur droit, comme les noirs dans « La case de l’oncle Tom »…

Comme je fouillais à l’étalage ,un jour je vis arriver des Américains :une petite fille, un petit garçon, avec leurs parents. Ils n’étaient pas habillés comme dans les films du Far-West mais leur père , ….était coiffé d’un véritable chapeau cow-boy, un Stetson, la marque était dedans.
Ils restèrent fort peu de temps mais, tout de suite on était devenu de grands amis.

Aujourd’hui ,ils sont loin , les « Américains »…Mais je peux m’arrêter dans cette rue , ils sont toujours là dans l’aujourd’hui de ce temps là, et chantent , et rient, disent au revoir et bonjour, à demain, et toujours en américain ,, avec la même couleur , la même fraîcheur et la même ardeur .Et les chaises qu’on traînait par terre, dans les allées du Luxembourg, les déserts de l’Arizona, je pourrais encore suivre leur trace comme on retrouve un air sur un vieux disque aux sillons effacés.

Un soir, la pluie commençait à tomber ;je venais de quitter mes amis et , assis sur le trottoir malgré cette pluie, j’avais envie de pleurer.

Elle n’y était pour rien la pluie, mais je n’étais pas content de ma journée , je trouvais que la petite fille c’était une petite fille pour jouer, pour rire, mais pas comme souvent je rêvais , une petite fille à aimer….
De temps à autre, cela m’arrivait déjà de réfléchir, de causer avec moi , quand j’étais tout seul et par la suite, en grandissant, cela devint de plus en plus fréquent et quelquefois c’était très drôle, mais rarement.


Beaucoup plus tard, j’avais dix ans, onze ans peu être, avec un billet de quai, j’entrai dans les splendides souterrains de la gare d’Orsay, ….qui menaient en Bretagne , unique pays qui m’attirait.
La musique du départ était belle avec le charbon, les sifflets , la ferraille , mais je ne rêvais pas de partir tout seul ; j’aurais voulu emmener avec moi ceux que j’aimais et avec qui j’étais parti la première fois….

Le train partait.
Les derniers voyageurs arrivaient en courant avec des gestes essoufflés , une valise au bout du bras , et qui gesticulaient. Et voilà déjà le train un peu loin, comme un gibier manqué, et l’homme reste là avec sa valise tremblante, sur le quai .J’aurais dû l’aider, j’aurais dû courir avec lui, lui porter sa valise, rattraper l’heure, le temps, la lumière rouge disparue, l’espoir s’en est allé.
J’avais les larmes aux .Et puis l’homme passa devant moi . Je le regardai . Et soudain, le plus simplement, le plus terriblement du monde , je compris (si comprendre veut dire ce qu’il veut dire) je compris qu’avec le train quelque chose de moi avait été emporté.

Cet homme, dans le fond, comme aurait dit mon père, je m’en fichais pas mal, mais ça m’embêtais, c’était pas simple. Je me parlais comme on se parle d’homme à homme, de petit garçon à petit garçon….
Et je rentrai. Avais-je appris sans le savoir l’« indifférence » à qui si souvent, je devais avoir recours plus tard.
Mais la rue était pareille, quand je rentrai à la maison, et la maison semblable à la rue,…avec mon père, ma mère, mes frères, les chats, l’oiseau, le vin sur la table, le couvert mis pour pas
grand chose. Ils ne me demandèrent pas ce que j’avais, d’où je venais.
C’étaient les « miens ».Ils me savaient tristes et ne cherchaient qu’à me changer les idées.
Je les regardais, je les aimais. Ils m’aimaient et me regardaient. Enfin, on se regardait
Ce jour là, je crois que je les aimais peut- être encore davantage…mais j’étais dans un autre paysage.